J'assistais le 5 mars dernier à la Chaire de développement durable de Science po à un exposé très bien documenté du professeur Jiankun He (vice-président du Comité national chinois sur le changement climatique) intitulé « la révolution énergétique chinoise ». Il a exposé en détail, nombreux chiffres à l'appui, la stratégie chinoise pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, stratégie qui a fait l'objet de l'accord bilatéral entre la Chine et les USA en novembre 2014. Par cet accord, la Chine s'engage à atteindre son pic d'émission de CO₂ en 2030. Et, ce, malgré l'espoir de continuer à assurer à long terme une croissance du PIB de 4 à 5 % par an.

Il faut se souvenir qu'en Chine, aujourd'hui encore, les émissions de CO₂ sont liées à 70 % aux activités industrielles, contrairement à l'Europe où ces activités représentent moins de 30 %. C'est un système de vases communiquants : la Chine, en devenant l'atelier du monde et en particulier celui de l'Europe, émet des quantités énormes de CO₂ pour les industries de base, tandis qu'en Europe le tiers de notre consommation d'énergie fossile est de « l'énergie grise » dont nous n'avons pratiquement pas conscience : c'est l'énergie nécessaire pour produire à l'étranger, et presque toujours en Chine, les biens manufacturés que nous achetons.

« Pour la Chine, 2030 n'est pas une rupture, juste un point d'inflexion » accompagné d'une poursuite de la croissance des consommations d'énergie. Ce point d'inflexion est atteint de trois manières : l'amélioration des procédés industriels ; le déplacement de l'activité économique vers des secteurs plus « nobles », ce que l'on appelle la montée en gamme dans la valeur ajoutée ; et, surtout, la substitution au charbon de l'énergie renouvelable et plus encore de l'énergie nucléaire.

Ne boudons pas notre plaisir. Cet engagement chinois est l'expression d'une véritable prise de conscience des catastrophes écologiques internes. Dans la première décennie du 21e siècle, je suis allé plusieurs fois par an en Chine et j'ai été frappé, sous l'effet des ravages écologiques, dégradation de la qualité et de la quantité d'eau disponible, pollution atmosphérique des villes notamment, par le changement d'attitude au sein de la population.

Jusque vers 2005, à quiconque s'inquiétait des conséquences du développement débridé chinois on répondait : « avec la politique de l'enfant unique notre population va vieillir très rapidement : il faut devenir riche avant de devenir vieux car, sinon, comment prendrons nous en charge nos vieux ? ».

Il est vrai que la Chine prévoit cette année le pic de sa population active et en 2025 le pic de la population totale. Mais, très rapidement, après 2005, j'ai vu se substituer un autre discours : « au rythme où vont les dégradations écologiques, nous serons morts avant d'être riches ! ».

Mais s'il faut se féliciter de l'accord entre les USA et la Chine, qui reconnaissent pour la première fois la nécessité de lutter eux mêmes contre le changement climatique, cet accord n'en est pas moins, en réalité, une mauvaise nouvelle, et cela à deux titres :

  • d'abord c'est l'acte officiel de décès des négociations internationales. Le consensus général recherché par les conférences de l'ONU ne peut aboutir. Qu'il s'agisse des accords commerciaux ou du changement climatique, les grands acteurs, à commencer par les Etats-Unis, en ont tiré les conséquences en en revenant à la pratique des accords bilatéraux.
  • et, surtout, la modestie des engagements mutuels des USA et de la Chine nous placent sur une trajectoire de croissance et de température de 4 à 5 degrés d'ici la fin du siècle.

Dans ces conditions, en fin de conférence, je me suis efforcé de poser quelques questions remettant le débat à son juste niveau.

J'ai tout d'abord fait observer qu'il y a aujourd'hui deux « réalismes » strictement inconciliables.

D'un côté le réalisme « politique » d'États qui continuent à se proclamer souverains et ne sont pas en mesure de concevoir une véritable rupture dans leur modèle de développement ; d'autre part le réalisme « de survie » visant à préserver les conditions de vie sur terre pour les prochaines générations, réalisme exprimé sous sa forme minimale par l'accord de Cancun visant à plafonner à 2° la croissance des températures moyennes du globe d'ici la fin du siècle.

Je voulais savoir si notre interlocuteur chinois était conscience du divorce entre ces deux réalismes et j'ai avancé quatre pistes de solutions qui soient à l'échelle du problème :

  • dans la perspective chinoise de généralisation des quotas carbone territoriaux, ne faut-il pas promouvoir des quotas négociables , créant une véritable « monnaie carbone »: si l'on veut en effet s'en tenir à une croissance de 2° d'ici la fin du siècle, il faudra bien en passer par le rationnement des émissions de CO₂ et les répartir en quotas, au même titre qu'existent des quotas de pêche pour avoir une chance de préserver les ressources halieutiques ;
  • compte-tenu des vases communiquants entre production chinoise et consommation européenne, le gouvernement chinois est-il prêt à envisager une renégociation des accords internationaux de commerce fondée sur des filières de production et de consommation durables ?
  • n'est-il pas temps, et le parallèle avec la mer est là aussi évident, de donner une existence juridique et politique au climat, ne serait-ce que pour disposer d'une instance mondiale gérant les puits de carbone ? Quel est le sentiment du gouvernement chinois à ce sujet ?
  • depuis plus de quinze ans, les négociations sur le climat achoppent sur le financement de l'adaptation au changement climatique des pays les plus pauvres. Or la solution est techniquement évidente : une taxe mondiale « à la source » sur l'énergie fossile extraite ; solution infiniment plus simple et efficace qu'une illusoire taxe mondiale sur les émissions, tout simplement parce que la production d'énergie fossile est concentrée dans l'espace et très facile à mesurer. Le gouvernement chinois serait-il favorable à une telle mesure ?

Jusqu'à ma question, l'orateur chinois avait été invité à répondre à chacune des questions de la salle. Mais dans le climat policé d'une telle conférence, poser ce genre de question c'est comme si je m'étais levé pour roter bruyamment. Le modérateur du débat, un professeur de science politique pur sucre, plutôt que de demander au conférencier de me répondre, est vite passé à la question suivante.

Une illustration parmi d'autres d'une forme d'intoxication mentale collective : à s'enfermer dans l'agenda officiel des négociations intergouvernementales on en vient à émasculer la réflexion jusqu'à être dans l'incapacité de sortir de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons.