Avec les grandes conférences mondiales de la dernière décennies du 20e siècle, dont le Sommet de la terre de 1992, peu de temps après la chute du mur de Berlin, fut l'expression la plus spectaculaire, on aurait pu penser que l'humanité, et plus prosaïquement les gouvernants, prenaient conscience qu'au regard des interdépendances irréversibles et massives entre les sociétés et entre l'humanité et la biosphère, il devenait nécessaire de mettre en place une gouvernance mondiale à la fois légitime, démocratique et efficace.

Raté ! C'est l'inverse qui s'est produit. Les tentatives, pourtant modestes, de réforme de l'ONU ont échoué. La recherche de consensus entre deux cent États présumés souverains ne peut qu'aboutir à la paralysie des négociations internationales, qu'il s'agisse du commerce ou de l'évolution des modèles de développement. Et face à cette paralysie les acteurs les plus puissants en reviennent aux bons vieux accords bilatéraux.

Pour reprendre l'image du livre de Christopher Clark sur les conditions dans lesquelles s'est déclarée la guerre de 14, l'humanité marche en somnambule vers la catastrophe. Il est temps de se réveiller, de reprendre la question à zéro et de se demander quelles seraient les conditions à réunir pour une gouvernance mondiale légitime. Car il ne faut pas espérer que les peuples sacrifieront une part supplémentaire de leur liberté si la gouvernance mondiale à construire n'est pas profondément légitime à leurs yeux, si elle continue comme par le passé à être perçue comme un outil de domination par les pays les plus puissants.

J'ai eu l'occasion en janvier dernier, dans le cadre du Congrès mondial sur le droit international organisé par la société indienne de droit international, de faire une conférence que vous trouverez ci-dessous (en anglais), et qui portait en particulier sur cette question. Pour parvenir à une gouvernance légitime, il faut respecter un certain nombre de critères que j'ai exposés au début des années 2000 dans le livre « la démocratie en miettes » (téléchargeable gratuitement sur le site des ECLM). J'en retiendrai ici quatre  :

  • il faut que la gouvernance mondiale porte de façon évidente sur la préservation d'un bien commun : c'est à cette condition que les limitations de liberté sont acceptables. En l'occurrence, la sauvegarde de l'humanité, en maintenant le changement climatique dans des limites acceptables, est un bien commun incontestable ;
  • il faut qu'émerge réellement la conscience d'une communauté mondiale de destin. Or, les négociations intergouvernementales nous en éloignent, en mettant en scène de présumés « intérêts nationaux » qui s'opposent l'un à l'autre ;
  • il faut que cette communauté mondiale partage un petit nombre de valeurs communes sur lesquelles fonder la gouvernance mondiale ;
  • enfin, il faut respecter ce que j'ai appelé « le principe de moindre contrainte » : il faut que les limitations aux libertés, tant individuelles que nationales, au nom du bien commun, soient aussi faibles que possible.

Or, la responsabilité est au cœur de ces quatre questions. Reprenons les l'une après l'autre.

  • Préservation du bien commun : elle n'est possible, on le voit à propos du changement climatique, que si chacun, individu ou Etat, assume la responsabilité de son impact sur tous les autres. Ce n'est pas le cas actuellement. Personne n'est tenu pour responsable d'une augmentation de la montée des eaux qui menace le Bangladesh de disparition pure et simple ;
  • Construction d'une communauté mondiale : comme le montre la construction des systèmes juridiques au niveau national, l'idée de communauté est organiquement liée à l'idée de responsabilité mutuelle et ce à chaque échelle et à tous les âges de l'humanité. Il y a communauté lorsque chacun de ses membres se sait redevable vis-à-vis des autres de l'impact de ses actions ;
  • Accord sur des valeurs communes : tous les travaux interculturels et inter-religieux menés par l'Alliance pour un monde responsable et solidaire ont montré que la responsabilité était une valeur authentiquement universelle, enracinée dans chaque culture – ce qui n'est pas le cas des droits humains – et qu'elle correspond à la nécessité de gérer des interdépendances d'une nouvelle nature, ce qui en fait la colonne vertébrale de l'éthique du 21e siècle ;
  • Principe de moindre contrainte : le lien avec la responsabilité est fondamental mais appelle un petit détour par la réflexion :
    J'ai montré dans la théorie de la gouvernance que l'imposition à tous de règles uniformes, quelle que soit la situation et le contexte, ne satisfait pas au principe de moindre contrainte, précisément parce qu'elle ne permet pas d'inventer des solutions adaptées à chaque contexte.
    Pour que cette adaptation soit possible, il faut que la société se mette d'accord sur des principes directeurs, eux-mêmes issus de l'expérience, et que, « sur le terrain » chacun soit responsable de trouver le meilleur moyen de satisfaire à ces principes directeurs.
    C'est ce que l'on a appelé le principe de subsidiarité active.
    Ainsi, très concrètement, la constitutionnalisation au niveau des États du principe de responsabilité et l'adoption par l'Assemblée Générale de l'ONU d'une déclaration universelle des responsabilités humaines affirmant de son côté la généralité des principes de responsabilité créerait de nouvelles modalités de mise en œuvre de la gouvernance mondiale satisfaisant au principe de moindre contrainte.

À ma connaissance, seul le principe de responsabilité satisfait à ces quatre critères de légitimité à la fois. C'est pourquoi il faut le mettre au cœur de toute proposition sur la construction d'une gouvernance mondiale légitime. Il y a urgence !