L'éducation, levier majeur et point aveugle de la transition vers des sociétés durables
Par Pierre Calame le Lundi 30 novembre 2015, 11:30 - Lien permanent
La crise ne met pas seulement en question la gouvernance du monde, l'incapacité politique des Etats à coopérer pour gérer ces relations. Elle trouve son origine dans notre représentation du monde et de la place des sociétés humaines au sein de la biosphère. Elle interpelle notre capacité à comprendre et assumer la complexité, à penser et agir dès lors que les relations entre les êtres et entre les choses deviennent plus importantes que chacun pris séparément. C'est pourquoi l'éducation se retrouve en première ligne.
Dans les travaux de prospective présentés dans le livre 2100, Récit du prochain siècle (1990), Thierry Gaudin pressent l'émergence d'une ère de « sauvages urbains », face à une société incapable de leur proposer sens et insertion sociale, dont nous ne sortirions que par un énorme effort mondial d'éducation. Nous y voilà. Difficile, dans ce domaine encore, de ne pas faire le parallèle entre la sauvagerie des massacres du 13 novembre à Paris et la négociation sur le climat.
Pour la première fois, je crois, une rencontre organisée par des Ministres de l'éducation va prendre place officielle dans le cadre de la COP21. Prélude, j'espère, à la reconnaissance qu'à côté des innovations techniques ou des négociations intergouvernementales un effort mondial pour limiter le dérèglement climatique passera par une réforme profonde et mondiale de l'éducation, de la maternelle à l'université.
Car le dérèglement climatique, s'il est aujourd'hui l'expression la plus visible de l'ère anthropocène, symbolisée il y a vingt ans par le trou d'ozone là où précisément aucun être humain ne vivait, au-dessus de l'Antarctique, n'est qu'un des aspects d'une crise plus générale touchant l'ensemble des relations : entre les personnes ; entre les sociétés ; entre l'humanité et la biosphère.
Cette crise ne met pas seulement en question la gouvernance du monde, l'incapacité politique des Etats à coopérer pour gérer ces relations. Elle trouve son origine dans notre représentation du monde et de la place des sociétés humaines au sein de la biosphère. Elle interpelle notre capacité à comprendre et assumer la complexité, à penser et agir dès lors que les relations entre les êtres et entre les choses deviennent plus importantes que chacun pris séparément.
C'est pourquoi l'éducation se retrouve en première ligne. Une éducation fondée si souvent sur la séparation plutôt que sur la relation : entre penser et agir ; entre domaines du savoir ; entre valeurs et techniques ; entre connaissances abstraites et connaissances enracinées dans des expériences vécues ; entre le passé, le présent et l'avenir.
Réagir. Oser refonder l'éducation en déconstruisant ses fondements implicites, si familiers que nous ne les percevons pas toujours, et en interrogeant les institutions qui les ont incarnés. Partir de toutes les expériences qui depuis vingt ans ont fleuri, sous de multiples vocables et à différentes échelles, mais qui restent souvent encore à la marge du système scolaire et universitaire, pour proposer qu'elles occupent au contraire une position centrale, renouvelant au passage en profondeur la pédagogie de la connaissance et de l'engagement, en ne séparant pas savoir, savoir être et savoir faire. Voila l'enjeu de cette première réunion des Ministres.
Avec un petit groupe de personnes, j'ai participé il y a plus d'un an à un appel dans ce sens. La réunion ministérielle qui se prépare est une première réponse à nos vœux. Cela nous a encouragé à aller plus loin dans les propositions, avec un Manifeste.... qui propose à la fois une perspective d'ensemble et les premières étapes d'une stratégie de changement. Car nous savons bien que la route sera longue. Edgar Morin, chargé il y a quelques années par le Ministre français de l'éducation de proposer une réforme du lycée, terminait sa réponse par une question : qui formera les formateurs ? Parfait résumé des difficultés à surmonter, du temps et de la constance qu'il faudra pour y parvenir.
Ce Manifeste ne s'intitule pas « pour une éducation au développement durable » ou « réponse éducative au changement climatique » mais « pour une éducation à la citoyenneté planétaire ». Une réforme de cette ampleur, en effet ne se découpe pas en rondelles, ne peut se limiter à ajouter un module, aussi intelligent soit-il, à des programmes scolaires déjà surchargés. Education à la citoyenneté planétaire car l'apprentissage de nos interdépendances multiples et enchevêtrées, du local au mondial, n'a pas pour seul propos de former à la compréhension abstraite de ces interdépendances mais aussi d'initier à l'engagement coopératif, depuis les jardins potagers des écoles maternelles jusqu'à la capacité de chacun d'entre nous à assumer ses responsabilités présentes et futures dans ce monde interdépendant.
Formation à la solidarité. Formation à la co-responsabilité. On a trop retenu de ces notions leur dimension morale, jusqu'à voir dans de telles formations un prêchi-prêcha. C'est oublier que leur origine est juridique. La solidarité, c'est l'engagement conjoint et solidaire, la capacité à répondre chacun pour l'autre et c'est le lien qui fait tenir l'édifice debout. La responsabilité c'est la capacité de répondre de ses actes, d'assumer leur impact sur la communauté. Dans les deux cas, la formation n'est pas « moi et le monde », mais « moi dans le monde », impliquant au passage un autre rapport des sociétés à la nature dont nous faisons partie intégrante.
On ne s'étonnera pas de voir l'accent que nous avons mis sur les approches territoriales et sur la nécessité de véritables pactes de co-responsabilité entre les collectivités territoriales, les institutions scolaires et les élèves eux-mêmes, en tirant profit de ce que les associations d'éducation à l'environnement ont déjà su développer.
Le territoire est d'abord le niveau du quotidien qui permet le mieux d'appréhender la complexité, les liens entre les gens et les choses : on pense la complexité avec ses pieds, plutôt qu'avec sa tête. C'est aussi le premier niveau de l'engagement et l'on passe ainsi de l'environnement tout proche des enfants de la maternelle à l'espace mondialisé de l'âge adulte, comme autant de sphères concentriques d'apprentissage de la responsabilité au fur et à mesure que l'horizon des jeunes s'élargit, de la salle de classe au monde.
La rencontre internationale Ecocity tenue à Nantes en 2013 avait montré d'étonnantes convergences sur la nécessité d'ancrer, à tous niveaux, la formation dans le territoire, antidote à la juxtaposition de connaissances présumées universelles. Ce qui suppose une décentralisation radicale de l'éducation, non pas pour que chacun localement n'en fasse qu'à sa tête mais pour permettre ainsi que l'ensemble du système éducatif s'amarre au réel.
Une réforme de l'éducation n'est pas seulement une réforme des contenus et des méthodes mais aussi une réforme de la gouvernance elle-même de l'institution scolaire et universitaire, appelée à devenir un modèle de gouvernance à multi-niveaux.
Dans un billet précédent, je citais les propos de la juriste Mireille Delmas Marty, qui voit dans la question climatique l'opportunité unique -à ne pas rater!- d'engager une réforme de la gouvernance mondiale. Nous découvrons ici qu'il en va de même pour l'éducation.