Chers amis et lecteurs

Depuis des années je m’inquiète de la crise de la démocratie, dont beaucoup refusaient, jusqu’à récemment, de voir la gravité. Cette crise est double : celle des méthodes et celle des réponses apportées aux défis du vingt et unième siècle.

Retour sur les épisodes précédents.

En mars 2017, j’avais consacré mon billet aux chantiers de la future présidence française et soulignais en particulier : « la pratique actuelle de la démocratie rend difficiles les changements structurels nécessaires. Or la démocratie ne survivra qu'à la condition de montrer qu'elle est un mode de gouvernance capable de répondre aux besoins de la société… la politique, ce n'est pas d'énoncer des mesures choc , c'est une méthode d'élaboration de réponses collectives à des questions complexes ». Je voyais alors poindre la dérive du candidat Macron: un programme fait sur coin de table, pour répondre à l’interpellation des medias, que l’on met ensuite un point d’honneur à respecter.

L’élection a fait souffler un vent d’espoir. J’écrivais dans mon billet de mai 2017, au lendemain de l' investiture d'Emmanuel Macron  : "avec une majorité parlementaire écrasante, qui le prive de toute excuse, Emmanuel Macron devra montrer qu'on peut faire la politique autrement ; qu'il est possible d'organiser de véritables débats citoyens pour chaque changement qui engage l'avenir. Le temps de la démocratie délibérative est venu".

Mon attente a été déçue. Il a fallu les gilets jaunes pour que l’idée de « grand débat » fasse enfin surface.

Quant aux réponses proposées, je parlais dans mon billet de Novembre 2018 du risque de vouloir « mettre du vin nouveau dans de vieilles outres » et je prenais l’exemple de la transition énergétique : « On ne sauvera pas le climat avec les vieilles recettes. Le gouvernement français est en train de faire l'expérience des limites de la taxation du carbone : le budget énergie des pauvres est plus limité que celui des riches mais la part de l'énergie dans leur budget est, lui, bien plus élevé et qui plus est c'est une consommation contrainte. Résultat, les 10 % les plus pauvres sont 2,7 fois plus touchés par la taxe carbone, en proportion de leur revenu, que les 10 % les plus riches. La seule solution est que les peuples et, au sein de chaque Etat, les populations les plus pauvres puissent vendre aux riches leur quota excédentaire d'énergie ».

En fin d'année 2018, au moment où s’esquissaient les méthodes du « grand débat national » et où les media parlaient de plus en plus - et souvent à tort et à travers - de « démocratie délibérative », j’ai cherché dans mon billet blog à attirer à nouveau l’attention sur l’importance des méthodes  : « Emmanuel Macron a pris l'engagement d'un « débat national sans précédent » partant du local : c'est ce que j'appelais de mes vœux. Mais tout va être dans la manière. Le Président ne peut plus se permettre de décevoir. S'en donne-t-il les moyens ? .. .prétendre recourir à la démocratie délibérative sans en respecter les règles, c'est comme utiliser à mauvais escient des antibiotiques : on risque de créer une résistance à l'égard d'une des seules cartes encore jouables pour redonner son sens à la démocratie ». Six semaines après, c’est plutôt mal parti tant pour les méthodes que pour les réponses proposées.

Les méthodes : Parler de démocratie délibérative, c’est bien, la pratiquer, ce serait tellement mieux !

Emmanuel Macron semble converti à l’idée de démocratie délibérative. Encore faut-il ne pas prendre les mots pour les choses car c’est la confiance en la parole elle-même que l’on perdra.

C’est un bonheur de voir tant de maires organiser des débats -mais un débat n’est pas la délibération de citoyens informés - et de constater que diverses forces sociales souhaitent mettre à profit ce vaste échange. Malheureusement, le diable, en démocratie, git dans les méthodes, et on le rencontre, ces temps ci à tous les coins de rue.

Commençons par le grand oral avec les maires : six, sept heures de débat non stop. Chapeau l’athlète ! Mais sur le fond ? Le Président se mettant à l’écoute de son peuple, ça ne vous rappelle rien ? Psaume 17 : « Ecoute Yahve la justice, sois attentif à mon cri ; prête l’oreille à ma prière ; point de fraude sur mes lèvres. De ta face sortira mon jugement ; tes yeux verront où est le droit ». Ainsi le fidèle interpelle-t-il Dieu le père.

Et on continue avec le refrain bien connu « si notre bon roi savait », avec un hebdomadaire qui titrait il y a peu sur les technocrates qui font obstacle au dialogue entre le roi -pardon, le Président- et le peuple. Le bon peuple en question écrivait dans le cahier de doléances de Mesnil le Roi, en 1789 : « on ne nous a fait tant de mal jusqu’ici que parce que le roi ne savait pas ce qui se passait ». Méfions nous, peut être leur délégué a-t-il voté la mort du roi quatre ans plus tard.

Où est dans ce nouveau dialogue l’Assemblée nationale? Où est le gouvernement ? Le roi et le roi seul sait ce qu’il faut répondre au bon peuple car lui seul sait ce qui est bon pour lui. Les 80 km/h ? on va évaluer ensemble ; l’ISF, ah non soyez raisonnables. Et personne ne s’indigne. C’est normal. A l’ère des réseaux sociaux, nous dit-on, foin des intermédiaires. Mais quand même !

Et la consultation en ligne ? J’attends vos propositions. En quatre lignes. Un peu court pour la transition vers des sociétés durables.

J’observe navré les mêmes causes produire les mêmes effets. En mai 2018 a été organisé un panel européen de citoyens, à Bruxelles, pour réfléchir ensemble sur l’avenir de l’Europe. J’y ai assisté. Magnifique initiative. Enthousiasme des participants : enfin les citoyens européens peuvent se parler de coeur à coeur. D’autant mieux que le Conseil économique et social européen avait mis à disposition des participants tous ses moyens d’interprétariat. Hélas, coachés par un cabinet spécialisé dans le marketing, les citoyens ont eu la charge d’élaborer un questionnaire en ligne de douze questions sur l’avenir de l’Europe. Et rebelotte pour le grand débat national.

« Le media est le message », autrement dit « la nature d'un media compte plus que le sens ou le contenu du message » écrivait dès 1964 le philosophe canadien Mac Luhan. Comment cette leçon n’a-t-elle pas été retenue ? Quand on apprendra fin mars que sur un million de réponses au questionnaire en ligne, 37,5 % pensent que la pollution de l’air est le problème d’environnement le plus important, 27,2 % les dérèglements climatiques, 7 % l’érosion du littoral, 19,1 % la perte de biodiversité, et 10,1 % « autres réponses » la stratégie de transition systémique aura-t-elle progressé d’un iota ?

Et comment ne pas s’étonner que des Ministres et des administrations soient en charge des notes d’information sur les sujets en débat. Où sont les points de vue contradictoires ?

Rien dans tout cela ne respecte des principes essentiels de la démocratie délibérative tels que « tirer au sort, dans un échantillon significatif de territoires, un panel d'une cinquantaine de citoyens pour refléter la diversité de la société. Leur donner les moyens et le temps de l'échange » ou encore « réunir les expériences les plus significatives et les propositions les plus décoiffantes, d'où qu'elles viennent ; ouvrir de nouveaux horizons, de nouveaux modes de pensée ».

Ah si notre bon roi savait...les principes de la démocratie délibérative !

les réponses : l’éléphant est dans la pièce

Un éléphant dans la pièce, c'est la métaphore qu'utilisent les Américains pour parler d'un problème que tout le monde connaît et mais dont personne ne veut parler. Dans tous les débats actuels sur la fiscalité écologique, l’éléphant dans la pièce c’est... le rationnement.

Depuis que le débat national a fait de la transition écologique et sociale et de la fiscalité deux sujets majeurs, on ne compte plus les articles traitant de la manière de concilier transition écologique et cohésion sociale. Mais, rien, dans les propositions, ne répond aux quatre constats que tout le monde connaît :

- plus de 25 ans après le premier sommet de la terre à Rio en 1992, les discours se sont multipliés sur la nécessité d'une transition systémique ; les rapports alarmistes succèdent aux rapports alarmistes, le risque d'effondrement se précise. Pourtant, le découplage entre le développement du bien être de tous et la consommation d'énergie fossile se fait attendre ;

- la fiscalité sur l'énergie fossile est un impôt régressif par nature : plus on est riche et plus on consomme d'énergie mais moins celle-ci pèse dans le budget total. La décentralisation a accéléré l'étalement urbain rendant la « France périphérique »  dépendante de la voiture. Le faible coût de l'électricité pour les ménages en France, en comparaison par exemple de l'Allemagne, fait que le temps de retour des investissements d'isolation thermique des logements demeure élevé et ces investissements n’ont d’ailleurs pas d'impact significatif sur la valeur de revente des biens immobiliers. Ce n'est pas l'argent qui manque, l'épargne globale est excédentaire, c'est la rentabilité ;

- il n'y aura pas de transition sans justice climatique, donc sans répartition des efforts en fonction des émissions de gaz à effet de serre présentes et passées des différentes sociétés ;

- il faut mettre à la même sauce l’ énergie grise, incorporée dans les produits et services que nous importons, plus d’un tiers du total, et l’énergie consommée directement, faute de quoi les activités gourmandes en énergie vont se localiser à l'étranger, sans profit pour le climat et au détriment de l'emploi.

Le seul régime de gouvernance qui répond à ces quatre constats est celui des quotas négociables et de la monnaie énergie. C'est l'éléphant dans la pièce. Tout le monde le sait, personne n'en parle. On ne sauvera le climat que par le plafonnement global des émissions de CO2 donc de la consommation annuelle globale d'énergie fossile et ce plafonnement global devra décroître d'année en année jusqu'à la neutralité carbone.

La justice climatique impose que ce plafonnement se décline en quotas nationaux au prorata de la population puis, au sein de chaque pays, en quotas territoriaux, échelle à laquelle on peut les répartir entre services publics et ménages. Ces quotas constituent une « monnaie énergie », très simple d'usage avec la généralisation du paiement par carte ou par téléphone mobile : chaque achat débite à la fois les euros et la quantité d'énergie fossile consommée. Comme pour la TVA, c'est à travers ce mécanisme que les ventes des produits permettent de reconstituer le droit des activités économiques à utiliser l'énergie fossile. Il a en outre l'immense mérite, comme la TVA, de prendre en compte la cascade d'utilisations d'énergie fossile tout au long de la filière de production.

Un argument souvent avancé à l'encontre des quotas négociables est que cette traçabilité énergie le long de la filière globale de production n'existe pas actuellement. Mais c'est parce que la TVA existe qu’on a assuré la traçabilité de la valeur ajoutée tout le long de la filière et non l’inverse. Même chose pour l’énergie fossile. Et lorsque cette traçabilité n'est pas assurée pour les produits importés, on procédera comme avec les automobilistes qui ont perdu leur ticket d’autoroute, ils sont facturés au maximum : ici, c’est la quantité d'énergie fossile consommée par la filière la moins performante qui serait prise en compte. Effet dissuasif garanti.

Au contraire de la taxation de l'énergie, la cession de quotas bénéficie aux plus pauvres, auxquels les plus riches sont contraints d'acheter des parts de quota s'ils veulent continuer à vivre sur un grand pied. Et le prix de cession fait que les investissements d’économie d’énergie deviennent de plus en plus rentables, tant pour les particuliers que pour les investisseurs institutionnels : la réduction d’année en année des quotas renforce au même rythme la rentabilité des économies d’énergie.

Enfin, l'effet redistributif massif en faveur des pays les plus pauvres règle le problème, sans solution depuis près de trente ans, des transferts financiers au profit des pays les plus pauvres, pour leur permettre de créer un modèle de développement économe en énergie fossile et de faire face au changement climatique.

Pourquoi l'éléphant est-il dans la pièce, tout le monde faisant semblant de ne pas le voir ? Depuis plus de quinze ans je me pose la question. Quelques éléments de réponse.

D’abord, le rationnement évoque l’économie de guerre, la pénurie, les tickets d'alimentation et de chauffage ou la planification centralisée des régimes soviétiques. Or, nos sociétés restent dans l'illusion de l'abondance. La raréfaction des ressources reste, pour les pays riches, de l’ordre de la rhétorique.

Ensuite, les quotas négociables souffrent de leur homonymie avec le marché du carbone qui s’est mis en place au niveau européen pour les grandes entreprises, avec des quotas si généreux qu’ils ne créent pas de véritable incitation à l'économie ,sans parler des fraudes.

Troisième facteur, le conformisme des économistes et des politiques : l'illusion de la valeur universelle du « signal prix » ou l'incapacité à penser en terme de pluralité des monnaies. L’éléphant ? Où ça  un éléphant?

Enfin, malgré les beaux discours la main sur le cœur, au G20 ou à Davos, personne n'est prêt dans les pays riches à la gigantesque redistribution des richesses qu'implique la justice climatique.

La mise en place de quotas négociables présuppose-t-elle un accord mondial ? Si c’était le cas, la modestie de l’accord de Paris inciterait au pessimisme. Or, justement, l’intérêt des quotas négociables est que c'est praticable au niveau français et a fortiori européen. La prise en compte aux frontières de l'énergie grise importée sur les mêmes bases que l'énergie consommée en interne a d'ores et déjà été jugée compatible avec les règles de l'Organisation Mondiale du Commerce.

S’apercevoir que l'éléphant est dans la pièce, quel beau débouché pour le débat national et pour les prochaines élections européennes !