La mise en place de budgets annuels contraignants pour les émissions carbone de l'UE et la traduction sous forme de quotas individuels
Par Pierre Calame le vendredi 21 août 2020, 16:29 - Lien permanent
Lettre aux députés européens
Madame, Monsieur le député
Le 16 juillet dernier, le réseau "urgence climatique", né dans le prolongement de l'action de Greta Thunberg, a adressé aux vingt sept chefs d'Etat européens une lettre ouverte réclamant une fois encore l'engagement de politiques globales de lutte contre le changement climatique à la hauteur des enjeux.
L'une des revendications mises en avant est " la mise en place de budgets carbone annuels contraignants pour limiter les émissions de gaz à effet de serre". C'est le passage, que je réclame depuis longtemps, d'une lutte contre le changement climatique par "obligations de moyens", mise en oeuvre depuis plus de trente ans sans succès, à une approche par "obligations de résultat". Dans ma lettre de juillet dernier, je vous ai raconté les raisons pour lesquelles la belle idée de démocratie délibérative, incarnée en France par la Convention citoyenne sur le climat, s'est trouvée pervertie par la nature du mandat de la Convention et par la démarche d'animation qui lui a été imposée. Je prévoyais la désillusion qui suivrait l'enthousiasme manifesté par certains devant le nombre des propositions citoyennes. Un mois après cette désillusion est déjà là. Plus que jamais il faut en tirer les enseignements pour la Conférence sur le futur de l'Europe.
Il est urgent aussi que les députés européens se saisissent de la préparation du Nouveau Pacte Vert pour éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il soit une nouvelle occasion de désillusion. Et pour cela il faut qu'ils mettent, à l'image de ce que font les jeunes du réseau Urgence climat, l'obligation de résultat au centre de la démarche du Pacte et qu'ils s'appuient sur les territoires pour concevoir et mettre en œuvre des stratégies globales de transition. Car les territoires, espaces de gestion des relations, sont bien mieux à même que les Etats de le faire.
Ces idées font leur chemin en France. Dans son édition du 12 août, le journal français Le Monde a publié une tribune que j'ai signée avec quelques autres posant ces deux questions. En voici le texte (également en pièce jointe) :
La croissance écologique : nouvel oxymore ou refondation de l’économie ?
Dans sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, le premier ministre Jean Castex a souhaité que la France s’engage dans la voie de la « croissance écologique », terme préféré à celui de « décroissance ». Emmanuel Macron et Bruno Le Maire nous invitent à refonder notre modèle économique. Mais aucun des trois ne propose de moyen concret de le faire. La « croissance écologique » rejoindra-t-elle « croissance verte », « agriculture raisonnée » et « développement durable » dans le grand bazar des oxymores forgés depuis trente ans pour concilier l’inconciliable : continuer sur la lancée de la croissance et ne pas détruire la planète ?
Plus que jamais, écoutons Kenneth Boulding : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ». C’est bien en effet du côté des dogmes de l’économie qu’il faut chercher la source de la folie : l’illusion que tout est commensurable avec tout par le truchement d’une unique unité de compte, la monnaie. Jean Pierre Dupuy dans les colonnes du Monde ne disait pas autre chose à propos de la valeur de la mort.
Seule évidence qui puisse donner consistance au concept de croissance écologique : il faut découpler le développement des relations humaines essentielles à notre bien-être, dans lesquelles le travail demeure pour longtemps un élément structurant, d’avec la consommation d’énergie fossile et de matières premières non renouvelables, à la source de la destruction programmée de la planète. Le défi du 21ème siècle est d’assurer le bien-être de tous dans le respect de la biosphère, en mobilisant pour cela tout le travail et toute la créativité humaine. C’est littéralement la définition que donnait au 18ème siècle le grand botaniste Carl von Linné de « l’oeconomie » : les règles (nomoï) de gestion de notre espace domestique (oïkos).
Tant qu’on utilise la même unité de compte et le même moyen de paiement pour ce qu’il faut développer, l’échange humain et le travail, et ce qu’il faut réduire, la consommation d’énergie fossile, notre véhicule économique a une seule pédale pour le frein et l’accélérateur. On peut invoquer l’innovation, la géo-ingénierie, les miracles présumés de la science et de la technique, ça ne marchera jamais. Depuis trente ans qu’on tire le signal d’alarme, seules les crises économiques - crise financière de 2008 ou pandémie de 2020 -, freinent la consommation d’énergie fossile au niveau mondial. Belle illustration du couplage parfait entre « croissance » et « destruction de la planète ». Et si, depuis qu’on en dénonce les défauts, - et que l’on cherche à promouvoir de nouveaux indicateurs de richesse -, le PIB ne s’est jamais aussi bien porté, c’est qu’il reflète parfaitement l’aporie de la pensée économique actuelle.
Pour que la « croissance écologique » ait un sens il faut donc rompre avec ce dogme. Comment ? C’est l’œuf de Colomb. Pour respecter nos engagements internationaux vis à vis du réchauffement climatique il faut que « l’empreinte carbone totale » associée à notre mode de vie soit plafonnée et que ce plafond s’abaisse de 6 à 7 % par an. Il faut donc gérer le rationnement de l’énergie fossile. La seule manière équitable de le faire en laissant à chacun la responsabilité de ses choix de vie est d’allouer des quota d’émission de dioxyde de carbone égaux pour tous, diminuant de 6 à 7 % par an. Des quotas que chacun peut librement vendre ou acheter aux autres, donnant un avantage économique majeur aux comportements frugaux (voir : www.comptecarbone.org). L’existence de quotas négociables fait de l’énergie fossile une monnaie à part entière. Voilà ce qu’est la croissance écologique.
Jean Castex met à juste titre l’accent sur le rôle des territoires, propose de généraliser des contrats de transition écologique entre l’État et les territoires. Oui ! Le territoire est le lieu majeur de gestion des relations : entre les personnes, entre la société et la biosphère ; entre les sociétés elles-mêmes. C’est la première échelle à laquelle élaborer un budget carbone donnant une visibilité à l’empreinte carbone totale de ses habitants, la première échelle à laquelle organiser le marché des quotas carbone. Et c’est aussi dans le cadre de ces contrats territoriaux de transition écologique qu’il faut mobiliser subventions et prêts du Plan de relance européen. Le territoire est l’acteur essentiel des politiques de l’habitat, de la mobilité, des systèmes agro-alimentaires, de l’eau, des déchets, de l’économie circulaire. Il est au cœur de l’évolution des modes de vie. Avec la raréfaction programmée de l’énergie fossile par le système des quotas, il sera aussi au cœur du développement de l’énergie renouvelable, de la relocalisation des filières de production, de l’économie de la fonctionnalité.
Croissance écologique, territoires : chiche, Monsieur le Premier Ministre !
signataires de la tribune: Pierre Calame (ingénieur, auteur de Petit traité d’oeconomie), Dominique Méda (sociologue, auteure de La Mystique de la croissance), Michèle Rivasi, députée européenne, Mathilde Szuba (politiste, co-auteur de Gouverner la décroissance), Christian Mouchet, président de la FPH, Armel Prieur (Président de l’association « Emploi zéro carbone ») et un collectif de personnes militant pour le compte carbone.
Cette interpellation du premier ministre français vaut tout autant pour l'Union Européenne. Le plan de relance adopté par le Conseil européen doit me semble-t-il mettre en valeur le rôle des territoires. La Fabrique des transitions lancée au début de 2020 et dont vous trouverez ci-joint la Charte fondatrice pourrait avec votre appui devenir l'espace européen de conception et de mise en oeuvre des stratégies territoriales
Bien cordialement
Pierre Calame