Chers amis

Je vous ai parlé dans mes derniers billets de l'appel à débat qu'a publié Ouest France le 10 novembre 2020 où nous écrivions : "Un changement radical de notre modèle de vie et de développement s’impose. Qui en doute encore ? Mais comment changer de braquet ? Avec quels outils économiques ? Motus et bouche cousue. Organisons en France un débat ouvert sur la manière d’être à la hauteur des engagements que nous prenons. Passons d’une obligation de moyens à une obligation de résultat." Les Assises du climat, www.assisesduclimat.eu, un cycle de neuf débats de deux heures, en visio-conférence, ont été la suite donnée à cet appel.

Ces Assises battent leur plein, donnent la parole à des acteurs très divers mais tous soucieux d'apporter leur éclairage à cette exigence d'obligation de résultat. Je vous ai déjà transmis les enseignements des trois premières séances. Les trois suivantes ont tenu leurs promesses. Vous trouverez ci-joint les enseignements qui en ont été tirés.

La septième séance, le 25 mars examinera les réponses apportées par ce que nous avons appelé la "troisième famille de solutions", celle qui se concentre sur le rationnement de la demande finale, avec l'allocation à chaque citoyen de quotas égaux pour tous, les plus frugaux pouvant vendre une part de leur quota à de plus dispendieux.

La huitième séance, le 1 avril, sera consacrée au rôle de deux acteurs dont l'importance croit d'année en année, les "filières" mondiales de production dont l'organisation détermine largement l'empreinte de nos consommations, et les "territoires" à l'échelle desquels s'organise l'essentiel de notre vie. Je les ai, dans l'Essai sur l'oeconomie, qualifiés "d'acteurs pivot" de la transition mais on n'est qu'au début d'une longue marche dans cette direction.

La neuvième et dernière séance, le 8 avril sera consacrée aux leçons politiques que l'on peut tirer de ces débats et de ces propositions, tant au niveau européen qu'au niveau français. L'idée d'obligation de résultat fait son chemin.

Et pendant ce temps là... pendant ce temps là ce qui s'engage en France c'est le débat au Parlement sur la loi "climat". Bien loin de l'idée d'obligation de résultat. J'ai voulu partager avec vous ce sentiment de décalage en vous faisant suivre la lettre ouverte que je viens d'envoyer aux députés et sénateurs:

Mesdames et messieurs les représentants du peuple français

La loi climat, issue de la Convention Citoyenne pour le Climat, CCC, entre en débat à l’Assemblée. Un débat présenté comme un affrontement entre les « écologistes », qui pousseraient à soumettre au Parlement « sans filtre » les 149 propositions de la CCC et les « réalistes » qui, au nom de la relance économique ou sous la pression de divers lobbys, en rabattraient des ambitions initiales.

Et si on se trompait de combat ? Et si les propositions elles-mêmes de la Convention Citoyenne pour le Climat étaient sans rapport avec l’ambition et les moyens nécessaires pour que la France et l’Europe assument réellement les engagements internationaux qu’ils ont pris pour préserver le climat et maintenir le réchauffement « très en dessous de 2° » comme le dit l’Accord de Paris ?

Revenons sur les conditions réelles d’élaboration des propositions par la CCC. Comme tout le monde, j’ai été admiratif du profond engagement de ces 150 citoyens, dont certains étaient au départ peu aux fait des questions climatiques et qui ont travaillé sans relâche, non seulement le week-end mais tout au long des semaines, pour élaborer et décider ensemble des propositions à soumettre à la Présidence. Mais, dans la pratique, ils ont été triplement piégés : par leur mandat ; par le mode d’organisation des débats ; par la censure des experts imposés par les organisateurs.

Le mandat : il encourageait, voire imposait, une approche sectorielle qui ne pouvait aboutir qu’à une longue liste de mesures ponctuelles : il n’est pas difficile de comprendre que par essence cela interdit de s’attaquer au fondement d’une logique économique qui, depuis plus de deux siècles, repose sur la substitution de l’énergie fossile à l’énergie humaine et animale.

La conduite des débats : l’argument d’efficacité, aboutir en quelques mois à des propositions votées par les citoyens, a permis aux organisateurs d’imposer une démarche en entonnoir, traitant les questions globales dès le début de la Convention, au moment où le groupe n’était ni formé en tant que collectif ni expert à titre individuel, sans jamais y revenir ensuite. Certains citoyens voulaient mon avis sur leurs propositions mais me le demandaient en catimini car, me disaient-ils, il leur était interdit de les transmettre à l’extérieur. Belles manières d’esquiver les questions de fond.

Les experts choisis par les organisateurs : selon le témoignage de certains membres de la Convention, les tentatives soit pour introduire dans la Constitution des modifications substantielles, comme l’obligation de cohérence entre les politiques publiques, soit pour revenir à une démarche globale en proposant l’allocation de quotas individuels négociables, ont été disqualifiées par les « experts » et soustraites au vote.

Le problème, ce n’est donc pas le fait que la loi soit en retrait sur les conclusions de la Convention ce sont les conclusions elles-mêmes de la Convention. Depuis qu’en 1986 j’ai pris conscience avec le regretté Gérard Mégie, l’un des fondateurs du GIEC, de l’ampleur du drame climatique qui se préparait, j’ai observé la répétition compulsive des mêmes causes et des mêmes effets : on fixe des objectifs, on définit une multitude d’obligations de moyens, on constate que les objectifs ne sont pas atteints... et on recommence. S’il est un point sur lequel tous les bons connaisseurs s’accordent c’est qu’il faut changer de méthode et de braquet, passer à une obligation de résultat, rechercher des mécanismes globaux qui garantissent qu’ils soient atteints, engager, y compris au plan pénal, les responsables politiques à l’égard de leur mise en œuvre.

Obligation de résultat : cessons de jouer sur les mots, c’est bien d’un rationnement de l’énergie fossile dont il s’agit. Et c’est probablement au niveau européen qu’il faut l’organiser, avec un plafond de l’empreinte carbone totale de la société décroissant chaque année d’un pourcentage constant, évalué selon l es experts de 5 à 8 %. Déjà, 5 % représenterait une rupture radicale par rapport aux évolutions actuelles, obligerait les entreprises à créer les conditions d’une traçabilité des émissions carbonées dans l’ensemble de la filière qu’elles contrôlent ou auxquelles elles participent. On constatera alors que cette traçabilité n’est techniquement pas plus difficile à obtenir que la totalisation de la TVA : c’est parce qu’il y TVA que le calcul est devenu possible et non parce qu’il était possible qu’il y a eu la TVA !

Il y a une seule méthode directe, transparente, universelle de fixer une obligation de résultat dans le respect de la justice sociale, avec une prévisibilité permettant à tous les acteurs privés et publics de mettre en place des stratégies à long terme de réduction de l’empreinte carbone : des quotas individuels égaux pour tous. Des quotas que ceux qui ont fait le choix de la frugalité puissent revendre, à un prix d’autant plus élevé que le plafond d’émissions se réduira, à ceux qui s’entêteraient dans un mode de vie peu compatible avec l’intégrité de la biosphère.

C’était là le seul sujet qui comptait pour une loi climat en 2021. Le reste ne fait qu’amuser la galerie. Au moment où tous les indicateurs de l’évolution climatique sont dans le rouge, après trente ans où on a fait semblant, débattre doctement de la question de savoir s’il faut imposer ou non un repas végétarien par semaine dans les cantines scolaires a un nom : une insulte à la démocratie.

Peut être n’est-il pas trop tard pour réagir ? c’est en tout cas mon vœu le plus cher.

Je vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l’expression de ma haute considération

Pierre Calame Ingénieur en chef des Ponts et chaussées auteur de « Petit traité d’oeconomie » (ECLM 2018) et de « Métamorphoses de la responsabilité et contrat social » (ECLM 2020)