Ayant dirigé pendant 30 ans une fondation à vocation internationale, la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme, je me suis réjoui de trouver dans le journal Le Monde un long article consacré à l'évolution de la philanthropie et en montrant le dynamisme. Mais, au fil de la lecture, je suis devenu perplexe car l'idéologie de la philanthropie inspirée du monde de l'entreprise y est gobée sans questionnement critique.

Il suffit d'avoir pratiqué le Conseil Américain des Fondations, d'avoir observé la démarche missionnaire des fondations américaines en Europe (elles ont financé massivement le Centre européen des fondations) pour en connaître le cathéchisme : la supériorité de la philanthropie sur l'action publique. Ce discours, au moment de la grande vague néolibérale qui a suivi la chute du mur de Berlin, a été aussi celui de la Banque mondiale sur la « bonne gouvernance », justification inconditionnelle de la privatisation des services publics au nom de l'efficacité supérieure du management privé.

On a oublié, en passant, de signaler que les indicateurs de bonne gouvernance promus par la Banque Mondiale avaient été élaborés, pour l'essentiel, par des think tanks néo-conservateurs américains. Et, parmi les lauriers tressés au management privé, la capacité des entreprises à mesurer de façon détaillée les résultats de leur action.

La Banque Mondiale a mis aujourd'hui la sourdine à son discours sur « la bonne gouvernance » et ses vertus pour le développement, face à la montée irrésistible de la Chine, modèle de mauvaise gouvernance selon ces critères. Mais la philosophie managériale ainsi inséminée a continué à pénétrer toutes les sphères de la vie sociale.

La démarche missionnaire de la Banque Mondiale vis-à-vis de la Commission Européenne a laissé des traces profondes avec l'implantation du « nouveau management public » et son obsession de l'évaluation. Quant au « cadre logique » utilisé systématiquement par la Commission Européenne dans ses appels d'offres, il multiplie les objectifs, sous-objectifs, « délivrables » et mesures d'impact dans une joyeuse confusion entre planification et stratégie. Or, c'est la même attitude qui est maintenant promue pour la philanthropie.

Cette passion compulsive pour la mesure a, en fait, deux origines : d'une part l'idéologie du management privé public ; d'autre part les relations de frustration mutuelle, au sein des fondations, entre le Conseil de Fondation et l'équipe permanente. Le premier a le pouvoir statutaire mais pas les mains dans le cambouis. La seconde connait l'action au quotidien mais ne décide pas. De là, la crainte du Conseil que l'action lui échappe et son exigence que soient  mesurés les résultats de l'action menée », sans se rendre compte que cette exigence a des conséquences décisives sur la nature même de l'action.

Peut-on, en effet, isoler l'impact d'un des acteurs sur une durée qui ne dépasse pas trois à cinq ans quand une fondation s'implique dans les véritables priorités du 21e siècle : construire une communauté mondiale capable d'assumer les interdépendances de l'ère anthropocène, promouvoir des valeurs communes unissant les sociétés, repenser de fond en comble la gouvernance et l'économie, en un mot conduire la transition vers des sociétés durables ? Évidemment pas. L'exigence de mesure de l'impact oriente la philanthropie privée vers des projets très circonscrits où le philanthrope pourra « faire la différence », identifier une « niche » comme une entreprise recherche une niche de marché.

On en oublie aussi les effets pervers de la mesure : celle-ci étant le critère principal de l'évaluation d'efficacité de l'action, elle devient l'objectif même de l'action, comme quand on demande que les policiers « fassent du chiffre ».

Une philanthropie obsédée par la mesure de son impact s'inscrit dans ce qu'Alain Supiot, professeur titulaire de la chaire de droit international au Collège de France, appelle dans son livre récent « la gouvernance des nombres » : on renonce à penser le cadre d'évolution et de gestion des sociétés pour additionner des actions qui, au nom de la micro efficacité de chacune, engagent en réalité nos sociétés dans le non sens.

Dans le nouveau contexte d'interdépendance entre les sociétés, les échelles d'action et les problèmes, quel autre outil qu'une fondation est en mesure de relever le défi, de faire le lien entre innovation locale et évolution du contexte mondial, entre action concrète et rénovation du cadre de pensée, entre court et long terme ?

Si l'on veut tirer parti de cette spécificité des fondations, qui résulte de leur indépendance et de la possibilité de s'engager à long terme du fait de la pérennité de leur patrimoine, il faut renoncer à toute mesure directe d'impact pour se centrer sur la recherche de la pertinence : la fondation agit-elle sur les bons sujets, est-elle capable d'accompagner voire de susciter les bons acteurs, sait-elle construire l'aller et retour entre la pratique innovante et ce qu'Edgar Morin a appelé la réforme de la pensée, est-elle capable d'apprendre, au fil des décennies, de ses réussites et de ses erreurs ?

Si les fondations, seuls outils institutionnels capables de se mettre à l'échelle des défis de la transition, renoncent à le faire, par quoi les remplacera-t-on ?