Voici la lettre envoyée le 20 mars aux députés et aux sénateurs pour les inviter à prendre la mesure des menaces sur la démocratie et mettre à profit la fenêtre d'opportunité actuelle poue engager un vase processus délibératif. Le Manifeste"refonder le système éducatif par et pour les territoires" montre la force des processus délibératifs s'ils sont bien conduits

Mesdames et Messieurs les Députés

A l’initiative de Marie Pochon,vous avez voté à l’unanimité, le 11 mars, une résolution demandant la mise à disposition de tous des cahiers de doléances rédigés en 2019 l’occasion du grand débat national. C’est un premier pas, une exigence démocratique. Allons plus loin.
Nous sommes   confrontés à un changement d’ère, impliquant une révision profonde de notre manière de penser et de gérer le monde. Ce changement, c’est  ce que nous avons appelé l’émergence de la « seconde modernité ,», pour réparer la crise des relations induite par la première modernité.  Nous le savons depuis plusieurs décennies. Pour cela,  les systèmes de pensée et les systèmes institutionnels hérités du passé devront se transformer de façon radicale.

Les démocraties sont-elles capables de conduire cette métamorphose ? Ou sont-elles si profondément liées à la première modernité, à l’État nation et au modèle de la démocratie représentative qu’elles seront elles aussi emportées par la mutation en cours faute d’avoir su et pu se renouveler ? L’article célèbre de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, en 1988, célébrait la victoire définitive de la démocratie. Peut-on l’interpréter à rebours, comme l’oracle de Delphes à Crésus, « si tu engage la bataille tu détruiras un grand empire » : Crésus pensait qu’il s’agissait de l’empire perse, en réalité c’était le sien qu’il allait détruire. Et la fin de l’histoire serait-elle la fin de l’histoire de la démocratie, un régime qui a, au cours des siècles, toujours été temporaire et dont l’éphémère triomphe est indissociable de celui de la première modernité et de l’Europe qui en a été la matrice ? A voir le recul année après année des régimes de démocratie libérale dans le monde, force est de se le demander.

Dès les années quatre vingt dix on a vu émerger un questionnement significatif : les démocraties sont-elles capables de penser à long terme ? Poser cette question iconoclaste c’est presque y répondre d’avance par la négative ! Faut-il des régimes autoritaires comme le régime chinois pour penser à long terme et conduire aujourd’hui la mutation vers des sociétés durables ?

En 2025 la nécessité de renouveler en profondeur les objets et méthodes de la démocratie est devenue urgente. Elle s’ impose aujourd’hui sous la double pression du « haut » et du « bas ».. Du haut parce que l’ordre du monde voulu par Donald Trump est un retour en arrière vers les rapports de force entre puissances impériales et un mépris radical affiché des interdépendances irréversibles entre les sociétés et de la fragilité de la biosphère. Ce qui donne à l’Union européenne la responsabilité historique d’assumer pleinement sa vocation universelle en incarnant cette transition vers la seconde modernité1. Ce n’est pas une guerre commerciale qui s’engage c’est un affrontement idéologique essentiel. La France, fer de lance du Siècle des Lumières, est au premier rang de cet affrontement. Du bas parce que face à la défiance d’ampleur inédite de nos concitoyens à leur égard, tous les partis politiques ou presque reconnaissent la nécessité d’un grand projet pour la France mais sans avouer leur incapacité à le définir en s’appuyant sur leurs seuls militants. Et c’est bien cette inadaptation de l’offre politique aux besoins de la société, cette conscience confuse de l’incapacité du monde politique à proposer des réponses crédibles aux grands défis du temps, qui nourrit dans notre pays la montée de l’extrême droite, voire une aspiration croissante à un régime autoritaire2.

C’est en juin 2024 les résultats des élections européennes, premier révélateur de la percée électorale du RN, puis sa confirmation aux élections législatives qui les ont suivies qui a donné naissance à l’Appel pour des États généraux3. Il s’agit bien de sauver la démocratie en montrant qu’on peut adopter d’autres méthodes, celles de la démocratie délibérative, pour esquisser des perspectives politiques répondant aux besoins de l’époque. Et l’élection de Donald Trump puis la charge de plus en plus lourde qu’il mène contre le modèle européen, contre la vision européenne du monde, est venue conforter cette impérieuse nécessité.

Les États généraux tels que nous les avons conçus impliquent de partir des territoires, car il faut, à rebours du slogan popularisé par le Sommet de la Terre de 1992, penser aujourd’hui localement, à partir du local, pour agir localement et globalement, et d’engager par les méthodes progressivement rodées de la démocratie délibérative, une réflexion citoyenne à trois niveaux : 1. Les réponses à apporter aux 19000 cahiers de doléances de 2019,: c’est ce que l’on doit aux deux millions de citoyens, qui se qualifient eux-mêmes de « petites gens », qui ont pris la plume dans ces cahiers et dont la parole a été jusqu’à présent mise sous le boisseau ; 2. La réforme structurelle de quelques grandes politiques, comme l’éducation ou la santé, dont le cadre a été créé il y a des décennies et qui ne font l’objet depuis lors que de réformes cosmétiques alors que le contexte, lui, a changé de façon radicale ; 3. La traduction politique du changement d’ère en repensant ; le modèle économique pour prendre en compte la finitude de la biosphère ; la gouvernance quand aucun problème vrai de la société ne peut être traité à un seul niveau ; l’éthique et le droit quand la prise en compte de nos impacts sur les autres et sur la biosphère devient un impératif de survie ; les relations entre les sociétés qui ne peuvent plus être monopolisées par les États.

Mais n’est-ce pas trop demander à la réflexion citoyenne que d’embrasser aussi large, là où les experts manifestent leur impuissance ? Est-il possible, pour ne prendre qu’un exemple, qu’une réflexion citoyenne, d’ampleur nécessairement modeste, trace des perspectives de refondation du système éducatif là où les meilleurs spécialistes semblent depuis des années se casser les dents ? Notre expérience prouve que oui, c’est possible. En 2021 déjà, face à une campagne électorale qui se révélait indigente au regard des enjeux, un collectif informel « osons les territoires », s’est constitué pour relever le défi. Il a produit un cahier de propositions éponyme4. Puis en 2023, à titre d’application de ces réflexions, il s’est attaqué au défi de refondation du système éducatif et, en quelques mois, sans aucun soutien institutionnel ou partisan, a publié le Manifeste « refonder le système éducatif par et pour les territoires »5.

Qu’est-ce qui explique cette fécondité ? Le fait que le collectif qui en a pris l’initiative a changé radicalement de perspective, en s’adossant aux réflexions menées sur le rôle des territoires dans la construction de la seconde modernité, et dans l’organisation du dialogue entre tous les acteurs, en interrogeant sans parti pris des exemples étrangers. On pourrait imaginer qu’une telle naïveté prête à sourire. Or la liste de ses signataires6 démontre que ce Manifeste, ainsi élaboré en toute liberté mais en s’adossant à une réflexion solide sur la nature de la seconde modernité et les conditions de son émergence, a trouvé un écho fort chez les meilleurs spécialistes de l’éducation.7 Il recoupe même de façon étonnante les conclusions des travaux internationaux menés par la Revue internationale d’éducation de Sèvres, en particulier celles du Colloque de 2019 : « Conditions de réussite des réformes en éducation8 ».

Ce résultat confirme ce que les récentes années nous ont appris sur les conditions d’efficacité de la démocratie délibérative : une base d’information solide en particulier sur les expériences étrangères, un mandat large évitant d’enfermer les membres des conventions citoyennes dans des questions sectorielles (à l’inverse du cadre imposé pour la Convention citoyenne sur le climat), des propositions fortes pour stimuler la réflexion, une diversité d’expertises, la possibilité de s’affranchir de l’accumulation sédimentaire des analyses et des propositions en repartant d’une page blanche : comme disait le maréchal Foch : « de quoi est-il question ? »

Encore faut-il disposer d’un contexte favorable pour engager un tel processus des États généraux. Cette période, c’est maintenant : la période politique « suspendue » qui nous sépare des élections présidentielles de 2027 constitue, pour entreprendre cette réflexion citoyenne fondamentale, une fenêtre d’opportunité qui ne se renouvellera pas avant longtemps C’est pourquoi nous vous invitons instamment à soutenir sans tarder cette réflexion citoyenne.

Au secours la démocratie ! C’est maintenant.

Je vous prie de croire, Mesdames et Messieurs, à ma haute considération

Pierre Calame coordinateur du collectif Osons les territoires initiateur de l’Appel pour des États généraux de la société française