Par Pierre Calame le Lundi 3 février 2020, 13:36
Mesdames et Messieurs les Sénateurs
La Convention citoyenne pour le climat, qui déposera ses conclusions en avril prochain, constitue une remarquable avancée de la démocratie délibérative dans notre pays. C’est la première fois que des citoyens tirés au sort auront eu, sur un sujet aussi décisif, le temps d’écouter des experts de leur choix et de délibérer entre eux avec la garantie que leurs recommandations seront prises au sérieux.
On attend d’eux qu’ils proposent, après trente ans d’inefficacité collective face au réchauffement climatique, les moyens de respecter une courbe de réduction annuelle des émissions de C02 liées au mode de vie des Français, émissions directes et émissions induites par les biens et services que nous importons, conforme à nos engagements internationaux. Les résultats seront-ils à la hauteur ? l’enjeu est d’importance. D’abord parce que beaucoup se demandent si la démocratie délibérative est une réponse sérieuse à la crise de la démocratie représentative et auront tendance à tirer des conclusions générales de cette expérience encore unique. Ensuite et surtout, parce que la démarche et ses résultats vont être scrutés avec attention par nos partenaires européens au moment où l’Union européenne s’engage dans une démarche comparable : la Conférence sur le futur de l’Europe, dont les contours et la méthode sont en discussion actuellement entre le Conseil la Commission et le Parlement, va certainement comporter un volet de démocratie délibérative ; et la lutte contre le changement climatique sera une des priorités de la Conférence.
L’incapacité depuis trente ans au niveau mondial de relever le défi du réchauffement du climat est une illustration accablante de l’inadéquation de nos systèmes de pensée et de nos outils économiques aux défis majeurs du siècle. Je réfléchis depuis des années à leur réforme profonde, comme vous l’illustrera ci-joint le « petit traité d’oeconomie » paru en 2018.
J’y expose notamment la conclusion à laquelle je suis arrivé pour la gouvernance de l’énergie fossile . Face à une ressource rare, et les émissions limitées de CO2 sont l’équivalent d’une ressource rare, on dispose de trois types d’outil: la taxation en faisant en sorte que les prix soient assez élevés pour produire la réduction souhaitée de la demande ; la mise aux enchères ; la répartition entre tous de la ressource. Les deux premiers bénéficient massivement aux plus riches et sont socialement inacceptables. La seule manière efficace et socialement juste de respecter notre engagement de réduire d’année en année le total des émissions de CO2 liés à notre mode de vie est d’attribuer à chaque citoyen un quota d’énergie fossile dont il peut vendre ou acheter une partie à ses voisins, quota qui se réduira au même rythme d’année en année.
Ni les accords internationaux ni les gouvernements nationaux ne se réfèrent à cette solution : peu enclins à s’engager sur un résultat, ils privilégient des stratégies de réduction de l’empreinte carbone qui, à l’image des promesses électorales, n’engagent que ceux qui y croient, ne sont jamais respectées sans pour autant que leurs auteurs assument la responsabilité de ces échecs répétés. Les quotas d’énergie fossile sont l’éléphant dans la pièce : une réalité incontournable que l’on refuse de voir.
Je me suis donc demandé si les membres de la Convention citoyenne seraient en mesure de voir l’éléphant dans la pièce, si le mandat qui leur avait été donné le leur permettait et si les experts auditionnés les aideraient à ouvrir les yeux. Eh bien, après quatre mois de travail, personne, semble-t-il, ne s’est soucié de leur montrer l’éléphant. En les invitant à identifier des mesures sectorielles dans cinq domaines – se nourrir, produire, se loger, consommer, se déplacer-, leur mandat leur a mis un bandeau sur les yeux, les a poussés à énoncer des « obligations de moyens », dont l’addition ne garantit nullement qu’on atteigne le résultat escompté, et a exclu d’entrée de jeu un mécanisme global d’allocation des droits à émettre qui crée, lui, une « obligation de résultat ». Résultat : il y a deux semaines encore, personne à la Convention n’avait entendu parler de quotas négociables. Ses membres en sont encore à égrener un chapelet de mesures certes sympathiques mais sans que les conditions de leur mise en œuvre soit vraiment élucidées, a fortiori une fois écartée la taxation du carbone, et sans que leur impact soit évalué. Navré de le constater, j’ai essayé avec quelques amis de mettre à disposition des citoyens de la Convention un document exposant la philosophie et les principes de mise en œuvre des quotas négociables. Vous le trouverez ci-joint (plus d'information sur www.comptecarbone.org). Je me borne ici à un résumé succinct.
1. Pourquoi l’allocation à chaque citoyen de quotas négociables est-elle une solution évidente, la seule conciliant efficacité et justice sociale ?
- depuis trente ans les solutions préconisées se sont avérées inefficaces : elles mettent bout à bout des politiques sectorielles et ignorent l’importance croissante de « l’énergie grise », cette énergie fossile que nous consommons sans nous en rendre compte parce qu’elle est incorporée dans les biens et services que nous importons ;
- les stratégies fondées sur la taxation du carbone échouent inévitablement, pesant sur les pauvres plus que sur les riches ;
- après tant d’années d’inaction nous connaissons parfaitement le rythme annuel de réduction des émissions à respecter pour assumer notre part de la lutte contre le réchauffement climatique ; cela porte un nom : le rationnement ;
- dès lors qu’il y a un gâteau à partager entre tous les citoyens et que ce gâteau se réduit chaque année, il faut adopter une règle socialement juste de partage du gâteau, qui permette de récompenser la sobriété énergétique. Cette règle c’est l’allocation à tous de quotas annuels de carbone, avec un marché d’échange de ces quotas. On en vient toujours à cette solution quand il faut protéger une ressource rare, par exemple les ressources halieutiques en attribuant des quota annuels de prise aux pêcheurs.
2. Si cette mesure est si évidente, pourquoi l’omerta qui la frappe ?
- son adoption mettrait fin à la schizophrénie généralisée des gouvernants qui courent d’un sommet international à l’autre, une fois pour freiner la consommation l’autre fois pour la relancer ;
- avec les instruments économiques et monétaires actuels on ne sait pas concilier développement du bien être de tous et réduction de la consommation d’énergie fossile ; dans ces conditions les dirigeants préfèrent soutenir la croissance, gage de leur réélection, que protéger le climat ;
- la reconnaissance des limites de notre impact sur la biosphère, heurte la vision occidentale d’un progrès continu de l’humanité, faisant de la rareté des ressources un vestige du passé auquel il n’est pas question de revenir ; on admet cette rareté pour la pêche, on a plus de mal à l’admettre pour l’énergie fossile qui symbolise la révolution industrielle ;
- en France le rationnement de l’énergie fait peur : il renvoie dans l’imaginaire non à la justice sociale et à la victoire, comme c’est le cas en Grande Bretagne, mais à la guerre et à la défaite ; au point que « rationnement » demeure un gros mot que l’on ose à peine prononcer ;
- notre présumée science économique se fonde sur des principes rarement discutés. L’un d’eux est celui de l’unité de la monnaie, qui nous empêche de prendre des mesures visant à développer l’activité humaine et à limiter les consommations d’énergie fossile : notre machine économique ressemble à une voiture qui aurait une seule et même pédale pour le frein et l’accélérateur !
- l’idée de quota négociable a été pervertie par le marché européen du carbone mis en place pour les grandes entreprises et qui n’en est qu’une caricature.
3. Comment ça marchera ?
La mise en place effective de quotas alloués annuellement à tous les citoyens supposera de nombreux calages nécessitant une délibération démocratique mais on peut se faire une idée assez précise du mécanisme :
- le « compte carbone », enregistré sur une carte magnétique à la manière d’un porte monnaie électronique et correspondant en début d’année à l’allocation annuelle , sera débité à chaque achat, comparable au « compte sucre » d’un diabétique libre de ses choix de consommation mais dont chaque achat se traduit par une réduction de son compte restant ;
- les citoyens reçoivent des allocations annuelles, tandis que les entreprises et les administrations reçoivent une dotation de départ pour leur permettre de fonctionner la première année, leur dotation carbone étant ensuite réapprovisionnée par les achats des clients pour les entreprises, par les impôts et taxes, libellés en euros et en « points carbone » des contribuables pour les administrations ;
- le système suppose une traçabilité des consommations d’énergie fossile tout le long de la filière, de la même manière que l’on additionne aujourd’hui la valeur ajoutée du fait de la TVA. Isoler les dépenses en énergie fossile au sein de la comptabilité n’a rien de sorcier et va d’ailleurs dans le sens de tendances déjà à l’œuvre pour mieux prendre en compte non seulement le capital financier mais aussi le capital naturel et le capital humain ;
- la généralisation de la monnaie électronique et l’usage croissant du téléphone pour les paiements rend le débit sur le compte carbone de plus en plus facile ;
- l’effet socialement redistributif de la mesure est assuré : l’efficacité énergétique des dépenses des plus pauvres est souvent médiocre - logements mal isolés, voitures anciennes...- et cela se traduit pour eux par un poids excessif des dépenses d’énergie dans leur budget (précarité énergétique) mais leur consommation d’énergie fossile demeure bien inférieure à la moyenne ;
- les investissements et emprunts auront un contenu et des modalités d’amortissement et de remboursement en points carbone ; la réduction connue à l’avance des quotas (6 à 7 % par an pour tenir nos engagements) assurera une rentabilité aux investissements dans la transition énergétique, à un moment où des masses considérables d’épargne sont à la recherche d’un débouché .
4. La gestion des échanges avec l’extérieur
- plus de la moitié du déficit extérieur de la France est représenté par l’énergie fossile et ses dérivés ; dans ce cas le « contenu carbone » est très facile à mesurer ;
- hors énergie fossile, l’essentiel des échanges avec l’extérieur se fait avec les autres pays de l’UE au sein du marché unique ; c’est dire l’importance de l’extension à l’ensemble de l’UE des quotas négociables, et du débat à faire naître dans le cadre du Nouveau Pacte Vert ;
- les études de filière, y compris des consommations d’énergie fossile, se multiplient, notamment à l’initiative des institutions financières, ce qui rendra de plus en plus facile l’évaluation du « contenu carbone » des biens importés ; c’est cette estimation qui sera prise en compte pour débiter les points carbone correspondant aux importations ;
- le débit sur le compte carbone, pour les produits importés, n’est pas une taxe mais l’égalisation des conditions de concurrence entre produits nationaux et importés ; c’est donc conforme aux règles de l’OMC ;
- les exportations bénéficieront d’un crédit porté sur leur compte en fonction de leur contenu en carbone, dans les échanges avec les pays qui ne pratiqueraient pas le même système de quota ;
- les étrangers en séjour en France devront acquérir un compte carbone qui leur sera remboursé à leur sortie (même mécanisme que le remboursement de la TVA)
5. Le lien entre les quotas et les recommandations sectorielles en débat au sein de la Convention
- les quotas sont une obligation de résultat, les recommandations sectorielles des obligations de moyens ; les quotas créent une « dynamique d’ensemble » permettant d’enclencher la plupart des solutions avancées par les recommandations sectorielles ;
- en généralisant la mesure du contenu carbone des biens et services les quotas permettront de trier entre vraies et fausses solutions ; par exemple, « circuit court » ne signifie pas toujours « agriculture peu coûteuse en énergie fossile » ;
- l’établissement d’un rythme pluriannuel de réduction des quotas engagera la responsabilité des dirigeants politiques, contribuant à faire cesser l’irresponsabilité illimitée des sociétés actuelles, dont l’inertie face au changement climatique est le symbole.